Thierry Dreyfus, l’architecte français de la lumière
Sa modestie n’a d’équivalent que son talent : Thierry Dreyfus imagine, depuis quarante ans, un sublime univers de lumière. De l’art d’éclairer un défilé de mode à ses somptueux luminaires, le designer français est une figure incontournable, bien que très discrète. Exclusivement pour Numéro, il revient sur son parcours et sur les inspirations derrière trois de ses dernières créations.
Propos recueillis par Camille Bois-Martin.
Rencontre avec l’artiste Thierry Dreyfus, le génie derrière les plus beaux défilés de mode
Insaisissable par définition, la lumière inonde notre quotidien. Naturelle ou artificielle, elle influence souvent les humeurs et les émotions au gré de l’atmosphère qu’elle crée. Une composante que quelques personnes parviennent à maîtriser… À l’image du Français Thierry Dreyfus, à l’origine des plus belles créations et scénographies imaginées au cours des quatre dernières décennies. “L’onde de la lumière est invisible, elle porte l’émotion. Elle n’a pas besoin d’explication… ”, considère-t-il avec poésie.
S’il se défend de ne pas parvenir à décrire son travail, si impalpable, avec de simples mots, ce dernier nous surprend néanmoins par sa clarté d’expression et par sa modestie. Car le designer a inspiré et influencé parmi les plus grandes personnalités qui ont façonné les dernières générations.
De Marc Jacobs à Yves Saint Laurent
Lorsqu’il lance, en 1985, sa première agence de production d’événements à Paris (centrée sur la conception et la production de défilés, et depuis 25 ans pour l’agence Eyesight), il collabore notamment avec Ann Demeulemeester, Jean-Paul Gaultier ou encore Thierry Mugler. Mais épaule également John Galliano à l’occasion de ses premières collections, Marc Jacobs pour sa propre marque puis lorsqu’il dirige Louis Vuitton, ainsi que Karl Lagerfeld pour Fendi.
“Pour un défilé de mode, je me préoccupe de restituer, par la lumière, l’image et l’émotion spécifiques à l’esthétique unique de la créatrice ou du créateur. La beauté ou la rudesse des matières et la peau des mannequins… L’émotion du moment.” nous explique-t-il. Avec plus de 3 000 défilés à son actif, Thierry Dreyfus a participé au rayonnement du monde de la mode. Y compris à celui d’Yves Saint Laurent, dont il signe le célèbre défilé au Centre Pompidou en janvier 2002.
Pierre Bergé lui avait alors laissé carte blanche. Il invita en secret deux muses du couturier, Catherine Deneuve et Laetitia Casta, à chanter lors du final… “Ma lumière est l’interprétation de la vision de la créatrice ou du créateur, elle n’est jamais répétitive. J’ai été et suis privilégié de pouvoir collaborer avec des femmes et des hommes aussi extraordinaires et inspirants que Rei Kawakubo, Virgil Abloh, Helmut Lang, Jil Sander, Azzedine Alaïa…”
Ses luminaires : un travail intime et en édition (très) limitée
Mais, depuis deux petites décennies, une autre vocation l’anime : la création de lampes. Personnel, ce travail est, comme il le considère, “l’aboutissement de mes recherches sur la lumière, les formes, les matières, les proportions.” Il ajoute : “lorsque je réalise des lampes, je ne travaille que pour moi. Je n’interprète pas le ressenti d’un autre, j’imagine simplement l’objet chez moi, ou bien je me challenge.”
Loin des podiums de défilés ou des lieux prestigieux qu’il a pu investir (à l’image du Silencio ou du Cheval Blanc à Paris), ses créations lumineuses se destinent à des architectes, des décorateurs d’intérieur ou bien simplement à sa propre table. Et ne sont disponibles qu’en séries très limitées (un à huit exemplaires, voire en pièces uniques), vendues à l’Atelier Courbet à New York. Pour Numéro, Thierry Dreyfus revient sur les inspirations de trois de ses derniers modèles.
Une rencontre fortuite et une amitié sincère : la génèse de la lampe B
“Un après-midi de novembre, en 2021, Frédéric Winkler, l’un des associés des Editions DCW, est venu à mon atelier. Il souhaitait échanger sur une possible collaboration de la part d’un ami commun, Fabrice Delaneau. J’avais été échaudé par les “industriels de la lumière” par une précédente expérience avec les éditions Flos, et avais donc tout refusé depuis.
Mais la personnalité de Frédéric et son humanité m’ont donné envie de tenter à nouveau l’expérience. Il regardait un exemplaire de la lampe B, posée sur mon bureau, et s’est exclamé : “Je veux la produire !”. Je lui ai précisé que ces pièces en céramique coûtaient très cher et que leur version limitée en porcelaine de Nymphenburg co-produite avec les Ateliers Courbet valait une petite fortune… Mais que si sa version grand public pouvait être proposée aux alentours de 400 euros, alors j’étais ok ! Il est reparti avec des photos, des plans et une lampe sous le bras.
Un objet lumineux, doux comme la lueur des bougies…
Je lui ai expliqué que j’étais totalement intolérant en ce qui concernait mes objets, et que je fabriquais toujours mes prototypes moi-même. Afin d’avoir le temps d’expérimenter mes tâtonnements, mes hésitations… jusqu’au moment où l’objet était là. Et s’il était là, il ne pouvait changer ! Il est revenu un mois plus tard avec un premier prototype qui était évalué entre 400 et 500 euros prix public. Du respect de son engagement a découlé une belle collaboration puis une amitié sincère. Plus tard, il m’a demandé de raconter une histoire autour de cette lampe. Mais pour moi, toute histoire était une justification commerciale – même si sur ce point, j’ai peut-être tort.
Pour cette lampe, j’avais juste eu envie de créer un objet lumineux doux comme la lueur des bougies, qui apporte de la tendresse dans une pièce. Je l’avais imaginé pour être de chaque côté de notre lit à la maison. J’ai donc refusé tout “storytelling” : l’objet se suffisait à lui-même ! Certains pourraient parler d’orgueil… alors que je pense juste à ces lampes des années 50 à 70 que j’admire en tant qu’objet lumineux, et non pas pour leur histoire ou leur signature. Je les regarde comme un amateur qui ne souhaite qu’une belle lumière diffusée par une forme magnifique ou discrète et non pas comme un collectionneur qui y verrait un investissement. ”


La lampe C, une pépite de design et de savoir-faire signée Thierry Dreyfus
“Lors d’une autre discussion à mon atelier, Frédéric a découvert deux lustres suspendus. Il s’agissait de prototypes que j’observais depuis deux semaines pour y apporter des rectifications. Un cher ami artisan, Samuel Debain, me les avait réalisés. Ils étaient entièrement composés de chaînes. J’essayais alors de composer un lustre de forme classique, mais sans aucun élément du vocabulaire convenu des lustres. Pas de verre, pas de pendeloque, pas de cristal, pas de copie de bougie… Mais un seul matériau souple : des maillons de chaine permettant de conserver la réflexion, la brillance de la lumière.
De facto, il m’a lancé : “Tu crois que je peux le produire ?” Je lui ai alors simplement répondu que ce n’était pas moi qui pouvais lui dire ! Mais qu’il devait attendre que je termine mon développement… Et il a attendu. C’est là où Frédéric a un formidable talent : face à un objet, il a cet instinct incroyable de déceler son potentiel !”


Un tube de plexiglas à l’origine de la lampe Seagull de Thierry Dreyfus
“Lors d’une autre de nos discussions où nous refaisons le monde, son regard s’est arrêté sur des tubes en plexiglas posés contre le mur derrière moi. C’était le prototype d’une série de suspensions et d’appliques que j’avais dessinées et réalisées il y a une dizaine d’années pour un restaurant à Istanbul. J’avais oublié qu’il était là.
Une fois encore, spontanément, il m’a demandé s’il pouvait le voir… Puis, s’il pouvait l’emporter pour en étudier la faisabilité. Je ne lui refuse plus rien ! Il est alors parti avec l’objet afin de le soumettre à l’expertise de son collaborateur Bastien – un magicien. De nos discussions techniques sont nées les nouvelles versions d’une suspension et d’une applique, nommée donc “Seagull”.
J’essaye de faire vivre, de partager des éléments de lumière qui se doivent d’être délicats, utiles, poétiques et abordables, tout en conservant les grandes qualités de l’artisanat. Dans la lignée de ces premières éditions, nous travaillons aujourd’hui sur le développement de deux nouvelles lampes, où je recherche des formes les plus simples possible, et qui seront en vente d’ici un ou deux ans. La lumière que je dessine doit rendre heureux !”