Rencontre au Brésil avec Lucas Arruda, le peintre exposé au musée d’Orsay
Connu pour ses petits formats d’horizons éthérés et de forêts denses, l’artiste brésilien Lucas Arruda n’avait pourtant jamais eu d’expositions d’importance en France. C’est désormais chose faite ce printemps, simultanément au Carré d’art de Nîmes et au Musée d’Orsay. Numéro art est parti à sa rencontre au Brésil, à la découverte des paysages qui hantent ses toiles et sa mémoire.
Photos par Vidar Logi ,
Texte par Fernanda Brenner .
Lucas Arruda, un peintre à l’honneur au musée d’Orsay
“Les conservateurs du musée d’Orsay et moi-même sommes tombés d’accord pour dire que La Mer orageuse de Courbet devait être placée plus près de mes œuvres.” Voilà ce que m’a dit Lucas Arruda en évoquant l’agencement très soigné des galeries. Il y avait, dans cette demande, un souci de précision caractéristique chez lui – non l’exigence capricieuse d’un artiste pétri de sa propre importance, mais la prise en compte d’un dialogue établi par-delà les siècles. Je connais Lucas depuis suffisamment longtemps pour savoir quand quelque chose lui tient à cœur : son enthousiasme ne se manifeste point par le volume, mais par la précision.
“Il ne s’agit pas de prestige”, a-t-il poursuivi, comme pour répondre à la question que je n’avais pas posée. “Lorsque je me suis trouvé devant cette toile, j’ai vu Courbet aux prises avec exactement ce qui m’anime : cette lisière où l’eau devient le ciel, où ils ne sont pas des royaumes distincts, mais des transformations d’une même substance.” La ligne téléphonique est alors restée, un instant, silencieuse. “C’est cet espace-là que j’essaie d’investir.”
Notre entretien avait lieu à mi-chemin de la phase préparatoire à son exposition au musée d’Orsay, qui rassemblera des œuvres issues de l’ensemble de sa pratique – des horizons éthérés aux forêts luxuriantes au cœur desquelles il nous fait entrer. Cette manifestation marquera un moment important dans l’histoire du musée, Lucas Arruda devenant le premier artiste de l’hémisphère sud à exposer dans ces salles. Une reconnaissance qui est témoin de l’universalité de son langage, et de l’écho de son œuvre par- delà les frontières géographiques.
Je n’ai pu m’empêcher de me demander pourquoi il avait fallu attendre si longtemps. Le même regard colonial qui, durant des siècles, a considéré la Mata Atlântica, la forêt atlantique brésilienne, comme une ressource exploitable à l’infini, a aussi décidé de qui méritait d’être admis dans le panthéon canonique de l’histoire de l’art européen. Mais Lucas, qui fait toujours passer au premier plan le travail lui-même, est revenu à Courbet avant que je ne puisse m’aventurer plus loin sur ce terrain plus politique.
Peindre inlassablement l’horizon brésilien
Lorsque j’ai découvert son travail en 2010, la scène artistique brésilienne foisonnait de pièces explicitement politiques qui abordaient les hiérarchies sociales et les blessures de l’histoire. Dans ce contexte, les petits formats d’horizons lumineux qu’il peignait semblaient presque provocants d’introspection. Son atelier – un espace industriel reconverti où chaque élément semble avoir été calibré avec une précision de laboratoire – est l’endroit où ces œuvres voient le jour, sous une dénomination pour le moins singulière : Untitled (Deserto-Modelo).
Cette série en cours, qui inclut des dizaines de pièces, comprend non seulement ces horizons éthérés et ces lumineux champs monochromes, mais aussi d’envoûtantes diapositives projetées en 35 mm, occasionnellement quelques films et, enfin, les peintures très denses de cette forêt atlantique qui l’occupe de plus en plus. Tout cela s’inscrit dans un même cadre conceptuel – des matérialités différentes pour explorer un terrain philosophique cohérent.
La méditation sur le paysage de Lucas Arruda
Emprunté à un vers de João Cabral de Melo Neto (1920-1999), le nom de la série (littéralement Désert modèle ou Modèle de désert) évoque des paysages qui existent simultanément comme des réalités physiques et en tant que constructions conceptuelles. “Des ingénieurs, armés de projets bénis, sont parvenus à bâtir tout un deserto modelo”, ai-je vu et entendu Lucas déclamer un jour, citant le poète avec ces gestes déterminés qui animent ses mains lorsqu’il s’efforce de formuler quelque chose d’essentiel. Ce désert – ce degré zéro de la perception – est à la fois sujet et méthode dans la pratique d’Arruda.
Comme le note le critique d’art espagnol Victor del Río dans son ouvrage Políticas del paisaje. Sobre la perfección de los desiertos (2023), le désert joue le rôle de figure fondatrice du paysage lui-même – le champ vide de contenu où la représentation est simultanément possible et remise en question. Il désactive l’importance symbolique des choses, en retirant les signifiants conventionnels pour révéler la perception dans son état le plus élémentaire. Par des gestes a minima – un infime étalonnage des tons, la ligne à peine suggérée d’un horizon –, Arruda ne s’emploie pas tant à dépeindre des paysages qu’à évoquer l’action de les percevoir en elle-même.
Un sujet principal : la lumière
Bien qu’il connaisse parfaitement les filiations de l’histoire de l’art – il établit souvent des liens très précis entre les quadrillages méditatifs d’Agnès Martin (1912-2004), les luminosités spectrales d’Armando Reverón (1889-1954) et les études de nuages de John Constable (1776-1837) –, Arruda se montre réticent quand on essaie de faire de lui l’héritier d’une tradition picturale en particulier.
Un jour, alors qu’il venait de consacrer une heure à une analyse nuancée de la technique de William Turner (1775-1851), il s’est interrompu, soudain, presque embarrassé par sa propre érudition, avant d’ajouter : “Mais ce ne sont que des outils, des références. Mon véritable sujet, c’est la lumière. Pas les peintres, ni les mouvements artistiques : juste la lumière.”
Ce n’était pas une dérobade, mais une façon de distiller sa pratique jusqu’à l’essence. Des années plus tard, cela reste la citation à laquelle je reviens lorsqu’il s’agit, pour moi, d’écrire sur son travail – non par paresse, mais parce qu’elle capture quelque chose de profondément vrai sur sa démarche : silencieuse, précise et aussi insaisissable que les phénomènes qu’il peint.

L’atelier de l’artiste à Sao Paulo
Il y a, dans l’atelier de Lucas, une caractéristique que je n’ai jamais rencontrée ailleurs : un silence monacal qui persiste même lorsque la cacophonie de São Paulo entre à flots par les fenêtres. Il travaille sous une lumière artificielle qu’il règle avec un soin quasi obsessionnel, comme si la lumière elle-même était un pigment qu’il s’agissait de mélanger. Son chien traverse parfois à pas feutrés le sol de béton, s’arrêtant pour observer les œuvres, avec une concentration digne de celle de son maître.
Debout dans cet espace, en regardant ses toiles briller doucement, avec ces intermittences que j’en suis arrivée à décrire comme le “scintillement Arruda” – une instabilité visuelle où des formes pleines se font translucides lorsque l’œil se déplace –, je pense souvent au début du roman de Virginia Woolf, Les Vagues : “La mer ne se distinguait pas du ciel mais elle était un peu froissée, telle une nappe marquée de plis1.” Ce que Woolf saisit ici, c’est exactement ce seuil de la perception qu’Arruda cherche à atteindre, ce moment où les distinctions ne sont pas encore clairement apparues, où la mer et le ciel existent en tant que variations d’un même matériau.

Des mois de travail et des couches de peinture
L’aspect le plus frappant du processus créatif de Lucas Arruda, c’est l’alternance spectaculaire entre patience méthodique et intensité de l’urgence. Ses œuvres monochromes sont le fruit de plusieurs mois de superposition méticuleuse des couches. Il commence par des toiles de lin déjà teint qu’il trouve sur les marchés de São Paulo, et qu’il fait précisément correspondre à des pigments.
Jamais la peinture blanche ne touche l’une de ses toiles – “Elle jaunit, elle se décompose”, a-t-il expliqué par le passé avec une attention de technicien aux phénomènes chimiques. Au lieu de cela, il apporte de la luminosité par le recours à des couleurs complémentaires, afin de créer ce qu’il appelle une “lumière fantôme”, se matérialisant progressivement sous les yeux de quiconque l’observe avec patience.
Lucas Arruda, Untitled (2023), de la série Deserto-Modelo.
© Lucas Arruda. Courtesy the artist, David Zwirner and Mendes Wood DM.
Lucas Arruda, Untitled (2013), de la série Deserto-Modelo.
© Lucas Arruda. Courtesy the artist, David Zwirner and Mendes Wood DM.
Sa technique d’encaustique à froid, consistant à incorporer de la cire d’abeille à la peinture, produit des surfaces qui semblent respirer au rythme de la pièce où elles se trouvent. “Les tableaux sont comme une peau”, observait-il l’an dernier lors d’une visite de son atelier, en laissant courir ses doigts sur une surface sèche. “Ils enregistrent chaque interaction, chaque traumatisme. Rien n’est permanent.” Je m’étais fait la réflexion, à l’époque, que cela aurait tout aussi bien pu s’appliquer aux paysages brésiliens eux-mêmes, portant les cicatrices de tant de siècles d’exploitation.
En nette opposition avec les monochromes, ses peintures de paysage exigent toutefois des séances marathon où il travaille en mouillé sur mouillé, laissant la peinture dicter son propre rythme. Pendant ces longues plages de temps, il devient presque sauvage dans sa concentration : il fait les cent pas, marmonne, refusant d’être interrompu. Cette dualité entre lente accumulation, d’une part, et émergence fulgurante, de l’autre, crée une tension visuelle donnant le sentiment que ses œuvres sont à la fois anciennes et tout juste nées.
La forêt, un portail vers l’imaginaire
La forêt atlantique brésilienne recouvre depuis longtemps les tableaux d’Arruda, mais il ne la peint pas directement d’après nature. Ces compositions à la densité verticale surgissent de sa mémoire – souvenirs de lieux qu’il fréquente depuis l’enfance, et dont il porte l’atmosphère en lui. “La mémoire est plus exacte que le regard” m’a-t-il confié un jour – conception qui le rattache paradoxalement aux impressionnistes, dont les œuvres entourent les siennes au musée d’Orsay. Si Monet et ses contemporains peignaient “en plein air” pour capter sur le vif la sensation immédiate de la lumière, Arruda se replie, en revanche, sur lui-même pour trouver cette même immédiateté dans la réminiscence.
Comme il l’explique, “la forêt est une autre forme de passage. Pas un passage horizontal comme celui de la ligne d’horizon, mais vertical et enchevêtré. On ne voit pas à travers, on voit à l’intérieur”. À ce moment-là, notre conversation a glissé vers la destruction de la forêt, réduite au Brésil à moins de 7 % de sa superficie d’origine par des siècles d’exploitation coloniale et industrielle.
Bien que Lucas se garde, en général, de toute déclaration politique explicite, son refus de définir précisément dans ses œuvres un lieu ou un territoire donné constitue une manière bien à lui de résister silencieusement à la marchandisation des terres. Comme aurait pu l’écrire Victor del Río, en ne dévoilant pas les signifiants qui permettraient de situer ces paysages dans des territoires identifiables, Arruda entreprend avec subtilité de saper les codes mêmes qui, historiquement, ont fait du paysage un instrument de pouvoir et de possession.
Une semaine après notre entretien téléphonique autour de Courbet, il m’a envoyé un SMS depuis la côte atlantique du Brésil, où il se retire régulièrement pour échapper à la frénésie bétonnée de São Paulo : “Ici, l’horizon est toujours différent. Il se déplace même quand, moi, je reste immobile.” L’essence de la pratique de Lucas Arruda réside tout entière dans cette simple observation : le fait de reconnaître qu’en réalité, même ce qui nous semble le plus stable est en constante évolution. Sa peinture rend compte de ce paradoxe, en fixant sur la toile le moment précis où la lumière devient visible, quand la forme surgit de l’informe, quand l’œil se met à distinguer le ciel de la mer. Ce qu’elle parvient à capturer, ce n’est pas le paysage en soi, mais le seuil fugace où débute la perception.
Lucas Arruda, Untitled (2024), de la série Deserto-Modelo.
© Lucas Arruda. Courtesy the artist, David Zwirner and Mendes Wood DM.
Lucas Arruda, Untitled (2023), de la série Deserto-Modelo.
© Lucas Arruda. Courtesy the artist, David Zwirner and Mendes Wood DM.
1. Traduction de l’anglais de Cécile Wajsbrot (Christian Bourgois éditeur, 2008).
“Lucas Arruda. Qu’importe le paysage”, exposition jusqu’au 20 juillet 2025 au musée d’Orsay, Paris 7e.
“Lucas Arruda. Deserto-Modelo”, exposition jusqu’au 5 octobre 2025 au Carré d’art, Nîmes.