28 mai 2025

Les confidences de Rosie Lowe : entre nu soul d’orfèvre et pop expérimentale

Rosie Lowe façonne une œuvre musicale aussi vaporeuse que vibrante, à l’image des toiles de Mark Rothko auxquelles on pourrait comparer ses chansons. De ses débuts nu soul à ses explorations ambient, en passant par des collaborations rares avec Little Simz ou Jay Electronica, son univers oscille entre groove charnel et minimalisme spectral. Rencontre.

  • Par Alexis Thibault.

  • Walk in the Park (2024) de Rosie Lowe.

    Rosie Lowe : une nu soul complexe et épurée

    Autrefois bavarde et turbulente, Rosie Lowe peine aujourd’hui à décrire sa musique convenablement. Après de longues minutes d’hésitation, la musicienne britannique de 35 ans finit par associer ses compositions aux toiles du peintre Mark Rothko : des œuvres floues, aux couleurs vibrantes ou sourdes, qui semblent flotter dans l’espace. Des chansons mystiques, à la fois complexes et épurées, qui invitent à une introspection mélancolique à coups de murmures. Car dans ses performances musicales alternatives, Rosie Lowe décore les silences. Sa musique vulnérable évoque à la fois le groove nu soul d’Erykah Badu, la pop élégante du groupe de Manchester Simply Red, les poèmes électroniques de James Blake ou les orchestrations luxuriantes de Jessie Ware

    La jeune femme a grandi dans la campagne du Devon, un comté du sud-ouest de l’Angleterre cerné par les terres agricoles. Ses parents sont artistes, il n’y a pas de télévision à la maison et, dans la vallée, on capte difficilement le réseau téléphonique. Son enfance sera donc uniquement marquée par la musique, la nature et certains longs-métrages. À ce jour, le Paris, Texas de Wim Wenders reste son favori. Une sublime errance à travers une Amérique aride et les abîmes de la mémoire.

    Mood to Make Love (2024) de Rosie Lowe.

    Lover, Other (2024) : de la bossa nova au funk psychédélique

    On retient de Rosie Lowe son premier opus, Control (2016), sur lequel figure So Human en duo avec la rappeuse Little Simz, mais aussi son excellent disque Yu (2019), qui entremêle soul, R’n’B alternatif, funk et pop expérimentale. On y trouve cette fois un duo avec Jay Electronica, figure légendaire du rap – et ex-compagnon d’Erykah Badu –, qui ne participe que très rarement à des œuvres collectives.

    Puis, en 2021, Rosie Lowe parachève sa mue en héroïne du minimalisme instrumental avec Son, court album d’une vingtaine de minutes imaginé avec le pianiste Duval Timothy. Une œuvre musicale expérimentale, enregistrée entre Londres et Freetown, capitale de la Sierra Leone, qui intègre des sons environnementaux capturés in situ. On y découvre des chants d’oiseaux, les exclamations de la ville ainsi qu’une centaine de couches vocales superposées les unes sur les autres, créant des textures harmoniques aussi denses que mouvantes.

    Son dernier disque en date, Lover, Other (2024), marie quant à lui la bossa nova, le UK garage et le funk psychédélique. Il a été conçu, encore, au gré de ses voyages, grâce à un studio d’enregistrement mobile. Rencontre.

    Birdsong (2019) de Rosie Lowe.

    Les confidences de Rosie Lowe pour Numéro

    Numéro : Sur les pochettes de vos albums votre visage se fait discret. Quelle place donnez-vous à votre image dans votre démarche artistique ?
    Rosie Lowe : J’ai toujours été consciente que mon visage était un élément important pour les labels… en tout cas bien plus que celui de mes homologues masculins. Selon les labels, il fallait absolument que j’apparaisse sur la pochette. Mais je ne me sentais pas vraiment à l’aise avec ça. Donc j’ai parfois suggéré de n’apparaître que de dos. Je préfère que l’on parle de ma musique plutôt que de mon apparence… Pourtant je suis absolument passionnée par la photographie. Regardez ! [Elle montre des ouvrages sur une étagère.] Nan Goldin, Ren Hang, Vivian Maier, Tyler Mitchell… La photo documentaire, la photo de rue et des choses plus conceptuelles…

    Je vois aussi un vinyle de l’album Mama’s Gun [2000] de la chanteuse Erykah Badu…
    Je l’adore ! Elle a été une énorme source d’inspiration pour moi. Elle m’a beaucoup guidée dans la manière dont je voulais exprimer ma féminité et ma spiritualité. C’est une femme très sensuelle, mais jamais de façon perverse.

    Vous avez quitté une major pour un label indépendant afin de “retrouver une autonomie créative”. Quels défis avez-vous rencontrés en prenant le contrôle total de votre musique ?

    La liberté… Fort heureusement, mon expérience avec les majors n’a pas été traumatisante, j’en suis sortie sans trop de blessures. Mais je crois avoir été parfois mal dirigée sur le plan artistique. Depuis que j’ai changé de cadre, je peux créer sans interférences, sans personne pour me dire ce que devrait être une chanson. Dans ces conditions, le processus de création est radicalement différent : par exemple, je pouvais intégrer un passage choral à n’importe quel moment sans avoir à rendre de comptes. Enfin libre d’écrire quand je le souhaitais, j’ai composé 35 maquettes. Auparavant, cela aurait été parfaitement impossible, car on était toujours derrière mon dos à me demander où j’en étais…

    Vous avez enregistré Lover, Other, votre dernier album, dans plusieurs villes européennes, dont Barcelone, Berlin ou encore Florence… Comment ces environnements ont-ils façonné votre disque ?
    En fait, les villes sont littéralement sur le disque. Nous n’enregistrions pas dans des studios insonorisés, et je laissais les portes ouvertes afin que les bruits environnants baignent les morceaux. Par exemple, le titre Walk in the Park est né d’un disque que la femme chez qui je logeais en Espagne m’a fait découvrir. Quant à la ville de Berlin, elle transmet une énergie bien particulière : une grande partie des morceaux plus électroniques s’en inspire.

    Le titre de ce disque évoque une forme d’altérité dans l’amour. Votre musique est-elle forcément influencée par vos relations ?
    La fin d’une relation survient lorsque vous pensez tout savoir de l’autre, que vous n’avez plus rien à découvrir. Ma musique est le reflet immédiat de ma vie. Elle évolue avec mon couple et moi. Il me sera toujours difficile de savoir si elle influence mes relations ou si ce sont mes relations qui l’influencent. C’est une thérapie inévitable. Lorsque j’écris, j’entre dans une sorte de transe, un état de concentration maximale, d’engagement et de satisfaction. De ce fait, je ne comprends le sens de mes chansons qu’une fois qu’elles sont écrites.

    Et que découvrez-vous à ce moment là ?
    Je me dis alors : “Ah ! c’est donc ça que je traverse en ce moment ?” En musique comme ailleurs, il faut quitter sa zone de confort et affronter ses peurs. Auparavant, je n’aurais jamais osé prendre les manettes d’un de mes albums. La thérapie m’a permis de prendre conscience que je m’appuyais peut-être trop sur les autres…

    Avant de mourir, que souhaiteriez-vous que l’on retienne de vous ?

    Que j’étais une femme bienveillante et loyale. Une qualité grandement sous-estimée de nos jours, si vous voulez mon avis. Oui, je crois que c’est ça que j’aimerais ressentir sur mon lit de mort.

    Lover, Other (2024) de Rosie Lowe, disponible.